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Rubrique Kiosque arabe

Le portable, cet ustensile du diable

Les intégristes, c'est connu, haïssent la modernité, mais ils n'en dédaignent pas les avantages matériels comme les voyages en avion, les automobiles, les portables, et les night-clubs aussi. Quand ils se découvrent assis sur des nappes de pétrole, ils sont plus pressés de s'offrir des yachts garnis de belles blondes, et des hôtels particuliers dans les grandes villes européennes. Leurs femmes ont le loisir, lorsqu'elles ne sont pas chargées d'ans et/ou d'enfants, de rêver aux jolies toilettes des dames occidentales, de porter des dessous excitants, juste pour leurs maris. En dehors des froufrous et des plaisirs décadents réservés à la gent masculine, Rahf Al-Qunun, avec son joli prénom composé qui peut se traduite par «Beauté des cimes», avait tout pour elle. Et tout contre elle. Elle pouvait avoir ce qu'elle voulait dans les limites prévues par la religion et confirmées par les cheikhs du wahhabisme, mais il lui manquait l'essentiel pour elle, son désir ardent, la liberté. Elle avait son téléphone multimédia dont elle pouvait se servir pour des selfies, photographier ses proches, les animaux dans les zoos, et même parler à des parents «halal» et éloignés. Mais depuis son aventure, les parents très pieux, ou en faisant montre, et soucieux de respectabilité sociale, réfléchissent à deux fois avant d'offrir à leur fille un appareil smartphone ou autre.
Pourquoi? Parce que le téléphone portable a joué un rôle décisif et déterminant dans la vie d'une jeune fille de 18 printemps qui rêvait en circuit fermé comme dans toutes les sociétés bridées. Rahf Mohamed Al-Qunun, cette jeune Saoudienne, a pris un jour la grave décision de rompre avec sa famille, composée de parents sévères et d'un frère psychorigide qui la voulait à son image. Le 5 janvier 2019, Rahf qui séjournait avec ses parents au Koweït, leur faussa compagnie, et prit l'avion pour Bangkok, en Thaïlande, précision superflue, mais. Au cas où vous vous demanderiez d'où vient l'argent, Rahaf avait son argent de poche, un des signes de l'autonomie accordée aux filles saoudiennes, à condition d'en justifier l'usage. Premier accroc, à l'arrivée à Bangkok, la fugueuse se voit confisquer son passeport par des diplomates saoudiens, déjà alertés par leurs autorités sur la tentative de Rahaf (le H de son prénom se prononce en ha, glottale fricative). La jeune fille se barricade alors, téléphone en main, dans une chambre d'hôtel et lance une série d'alertes sur les réseaux sociaux, se disant en danger de mort si elle retournait dans son pays. C'est ainsi que grâce au portable offert par ses parents qui ont dû maudire cet ustensile du diable, la fuyarde a fait naître en sa faveur le hashtag qui a envahi la toile «# saverahaf».
Aujourd'hui, Rahaf Al-Qunun vit au Canada, où elle s'est mariée et vient d'avoir son premier enfant, mais elle se souvient toujours de ce qu'elle doit aux réseaux sociaux, et elle en use à loisir. Sans doute en fait-elle un peu trop, comme si elle s'acharnait à susciter des vocations chez ses sœurs saoudiennes, mais qui lui en voudra, d'autant plus que ses détracteurs sont encore là. La moindre de ses apparitions en photos ou en vidéos est disséquée et commentée par les cerbères de la morale religieuse qui en profitent pour tirer à boulets rouges sur le Canada. Il est vrai qu'en dépit de ses «accommodements raisonnables» avec l'islamisme en interne, ce pays entretient un contentieux sur les droits de l'Homme avec le royaume saoudien. Non content de bloquer des ventes d'armes à l'Arabie Saoudite, le Canada est aussi l'un des rares pays occidentaux à ne pas fermer ses frontières aux opposants et transfuges saoudiens. Outre les attaques contre sa campagne en faveur de la libération de ses compatriotes, Rahaf est surtout critiquée pour les accoutrements et les tenues légères qu'elle exhibe sur ses pages internet. Les sentinelles de la vertu n'hésitent pas à inventer puisqu'un site a annoncé la semaine dernière la publication d'une photo de Rahaf embrassant son amie dans sa «zone interdite».
Mais comme ce type de média est du genre respectable et soucieux de la morale, il n'y a aucune image à montrer, mais juste à rappeler qu'elle a aussi osé se montrer en soutien-gorge.
Heureusement que l'actualité du monde arabe est suffisamment riche et prenante, pour détourner les regards de la poitrine à moitié nue de Rahaf, embrassant sa copine, en attendant mieux. En effet, c'est une actualité plus dramatique qui nous a interpellés ces derniers jours à partir du Caire, avec la condamnation à cinq ans de prison de l'avocat Ahmed Abdou Maher, un esprit libre. En 2019, après un ouvrage retentissant niant l'existence du «supplice du tombeau», ce juriste a publié un livre intitulé La Sunna prophétique, entre insinuations et falsifications.(1) Non content de publier le résultat de ses réflexions à propos du patrimoine religieux élaboré par les théologiens, l'auteur défendait aussi ses idées sur la Toile et sur les plateaux de télévision. C'en était trop pour des prédicateurs comme Abdallah Rochdi ou des avocats qui estent en justice tous les penseurs qui militent pour un Islam rénové, en phase avec le siècle. L'auteur de la plainte contre Abdou Maher est précisément l'avocat Samir Sabri, qui s'est constitué défenseur de l'Islam agressé et qui cite des noms comme Islam Behaïri ou Khaled Mountasser.
Ce dernier a réagi à la condamnation du penseur et se demande «ça sert à quoi d'écrire alors que le glaive de la loi (sur le mépris des religions) est brandi au-dessus des têtes». Il demande l'annulation de cette loi et la mise en place de moyens susceptibles de permettre au premier venu de s'en prendre aux penseurs et au courant des lumières. Quant au condamné qui est âgé de 75 ans, il ne pense pas pouvoir survivre à une telle détention, mais il persiste et signe, et il en appelle à la justice divine contre celle des hommes. Dans une vidéo mise en ligne après la sentence, Ahmed Abdou Maher fait mine de sortir sa carte d'identité,(2) et il demande à ses juges d'y remplacer désormais «musulman» par «kaffer». Ai-je besoin de préciser que toute ressemblance de l'affaire Abdou Maher avec une autre affaire quelconque, que ce soit en Algérie ou au Maroc, ne pourrait être que fortuite.
A. H.

1) Ce livre est téléchargeable et il est également en vente au format Kindle sur le site marchand Amazon.
2) Pour ceux qui ne le sauraient pas, tout citoyen égyptien a sa religion (on est musulman ou copte en Égypte) inscrite sur sa carte d'identité.
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